Les adolescents se veulent tous des rebelles, mais cette quête est vaine. A partir du moment où papa-maman sont encore là pour nous préparer des frites et nous conduire au cours de guitare, où nous nous efforçons tant bien que mal d’ingurgiter nos leçons pour ne pas de faire taper sur les doigts lorsque atterrira le bulletin dans la boîte aux lettres, où nous nous agenouillons devant nos profs trop heureux de pouvoir user de leur autorité et où nous acceptons la perspective future d’un destin pathétiquement ordinaire ( je serai dentiste pour faire plaisir à mon papa et j’apprendrai à jouer de l’accordéon pour ressembler à ma grand-mère), la dissidence prend un autre visage : celui de la sujétion pure et simple. Il est trop facile de noyer son sac à dos sous un vomi de « Fuck the world » rageusement tracés au blanco et de porter ses convictions - liberté, égalité, fraternité et légalisation du shit - en étendard (c’est-à-dire sur ses fringues, son sac, son blog et éventuellement sa peau) tout en manquant de faire dans son froc lorsque nos potes nous forcent à sécher le cours de maths (« mais que va dire maman? »).
Tous semblent croire qu’il suffit de porter un bracelet à clous ou d’écouter du métal nihiliste pour gagner ses galons d’anticonformiste séditieux (avec des mots compliqués, c’est facile de se créer une identité !). […] Indociles en plastique, faux révoltés moulés dans le plâtre du conformisme, ils ne font en réalité que suivre la mode pour avoir l’air cool et pouvoir dire fièrement qu’eux aussi ils fuckent la société et l’autorité parentale - ce qu’ils ne précisent pas, c’est qu’une fois rentrés chez eux, leurs parents les mènent à la baguette.
Sacs à dos noyés sous les fuck the system, trousses customisées avec divers matériaux de récupération, bracelets de force, maquillages dégoulinants de révolte artificielle : la panoplie de tout adolescent normalement constitué est riche en accessoires subversifs, censés contester l’autorité parentale et/ou professorale.
Mais si l’on gratte un peu le vernis, on se rend vite compte que tout ça n’est qu’une posture, une façon comme une autre de gueuler au monde que l’on existe. Nous emmerdons la société de consommation, mais nous lui sommes bien reconnaissants de nous fournir nos colliers à clous : et si nous sommes unanimement d’accord pour dire que l’école, c’est de la rigolade, cela ne nous empêche pas d’avoir mal au ventre la veille du contrôle de maths.
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Déjà, je trouve plutôt grotesque que l’adolescence ne soit analysée que par de gentils dinosaures d’une cinquantaine, voire d’une soixantaine d’années, donc ayant selon toute probabilité oublié depuis longtemps comment on voit le monde avec des yeux de quinze ans. Le monde dans lequel (sur)vivent les jeunes est un monde nouveau : comment la compassion simulée d’une armée de vieux cons peut-elle donc savoir quel effet ça fait d’avoir quatorze ans et le cœur lourd, quel effet ça fait d’avoir quatorze ans à l’ère de l’exhibition technologique, de la démocratisation du sexe publicitaire et du paradoxe de la décence indécente, une époque qu’ils ne voient qu’avec des yeux d’adulte ? Eux ont eu notre âge à une époque où le monde était différent. Ils ont traversé des zones de turbulences, mais ce n’étaient pas les mêmes que les nôtres.
Quand les adultes cesseront-ils de faire de la jeunesse un monde manichéen, un dyptique malsain de braises ardentes, séparé par une ligne Maginot délimitant l’Eden de l’enfer ténébreux : d’un côté le monde des « jeunes qui vont bien », ramènent de bons bulletins et ne se déplacent jamais sans une cohorte d’amis décoratifs, et le monde des « jeune suicidaires », qui garnissent leurs journaux intimes de poèmes morbides et passent leurs mercredis après-midi à faire du sacrifice de chauve-souris dans les cimetières ?
[…]
Je trouve plutôt désopilante la façon dont les psychologues se bornent à analyser l’adolescence. Ainsi donc nous serions tourmentés par les changements de notre corps, désespérés par la cruauté du monde et rebutés par l’avenir : les transformations pubertaires traumatisent peut-être une minorité de gamins, mais croyez bien que la plupart d’entre nous débouchent le champagne lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont enfin des poils dans le slip - et que les impubères complexent sérieusement face à l’avalanche nouvelle de soutiens-gorge taille 75-A et de jambes velues. Sachez aussi que la cruauté du monde nous scandalise, mais qu’elle est loin de nous faire souffrir : nous sommes nés avec un alibi sanguinolent, l’ère de l’universalisation du porno, des images meurtrières, du voyeurisme de l’information, des SMS surtaxés, des sollicitations perpétuelles du client transformé en pigeon, du marketing à grosses ficelles. Habitués à être agressés par une profusion de panneaux publicitaires où des salopes réifiées vantent le nouveau shampooing Truc ou la nouvelle crème Bidule, habitués aux mauvaises pensées, aux mauvaises images, aux mauvaises idées, les perspectives de fin du monde ne nous font ni chaud ni froid. Nous sommes la génération anesthésiée.
La transition enfance adolescence est indéniablement douloureuse, mis pas de quoi rameuter Marcel Rufo et sa bande, nous nous en sortirons très biens tous seuls. Nous savons depuis longtemps que le jardin d’Eden de la pette enfance se transformera un jour en enfer : la logique de l’existene ne nous a jamais échappé. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, les saignements ne nous font pas peur : nous avons prévu des stocks de compresses pour panser nos blessures. Autant nous habituer à avoir mal, puisque la vie ne fait que commencer.